32.
Elle vit Winter se garer devant la maison, descendre de voiture et l’attendre le temps qu’elle traverse la rue.
— On a vu Kurt Bielke entrer, lui dit-elle.
— Oui.
— Tu n’as pas l’air d’être surpris.
— On sonne.
Ils montèrent le perron. Partout alentour, les mouettes criaient pour se moquer d’eux, tandis que Winter appuyait sur ce bouton placé au milieu de la porte.
— C’est Fredrik qui l’a reconnu.
— Il était sûr de lui ?
— Oui.
Winter sonna à nouveau, mais personne ne vint ouvrir. Il cogna alors avec le poing contre le solide panneau de bois sans obtenir davantage de résultat. Il allait bientôt faire jour. Par la fenêtre située à droite de la porte on apercevait les contours de divers meubles.
— On fait le tour, déclara Winter.
À l’arrière, ils ne trouvèrent qu’une barrique sous une fenêtre entrouverte.
— C’est par-là qu’il est entré, dit Winter.
— Il est entré ?
Winter ne répondit pas. Il baissa les yeux vers le sol et remarqua quelques perles de rosée sur ses espadrilles. Il garda le regard fixé sur le sol, puis le déplaça tout en bougeant lui-même. Sur cette pelouse qui n’avait pas eu besoin d’être coupée depuis des semaines, il distingua des traces de roues.
— Tu as vu une voiture venir par-là, ce soir ?
— Je crois bien. Une grande ombre, dit-elle en jetant un regard en arrière vers la rue. Un break est passé, il n’y a pas longtemps. Peut-être un Volvo. Je crois qu’il est venu tourner ici.
Elle désigna de la tête le terrain voisin, dissimulé par la maison derrière laquelle ils se trouvaient. Il n’était pas entièrement construit et il était possible pour une voiture de rouler dessus.
Winter gagna la fenêtre et monta sur la barrique. Il eut plus de mal qu’il ne l’aurait cru à conserver son équilibre et nota que l’herbe humide, sous la fenêtre, avait été piétinée.
— Y a quelqu’un ? cria-t-il.
Il put pousser la fenêtre avec le coude, car l’espagnolette n’était pas mise.
— Y a quelqu’un ? répéta-t-il.
Vennerhag alla chercher Samic sous le viaduc et ils partirent vers l’ouest. Il commença par avertir son passager que, quoi qu’il ait pu se passer, il ne voulait pas y être mêlé. Samic le mit au courant.
— J’ai rien à y voir, répéta Vennerhag.
— Tu es aussi mal barré que moi, repartit Samic.
— J’étais un propriétaire parmi d’autres de cet endroit, au millénaire précédent, ça s’arrête là.
Le soleil annonçait son arrivée, derrière eux, en pointant ses rayons par-dessus l’horizon. Ils étaient seuls sur la route.
— Où va-t-on ? demanda Samic.
— Aussi loin de la ville que possible.
— Tu pues l’alcool.
— Tu as vu un flic ?
— Non.
— Alors, ta gueule.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Rien.
— C’est pas possible, dit Samic.
— Ils ne savent rien. Il reste plus rien, là-bas, hein ?
— J’espère bien que non.
— Et je ne veux savoir que le strict nécessaire.
— On dirait que tu ressens un conflit d’intérêts !
Vennerhag ne répondit pas et se contenta de continuer à conduire.
— On va dans l’archipel ? demanda Samic.
— Peu importe, du moment que tu es planqué.
— Est-ce que ça ne va pas paraître suspect ?
Vennerhag éclata de rire mais il n’y avait nulle trace de joie dans ses yeux, qui observaient Samic dans le rétroviseur.
— Voilà le pont, dit ce dernier.
Ils le franchirent. Vennerhag tourna rapidement la tête pour contempler la surface paisible de la mer qui s’étendait à perte de vue.
— Il faut qu’on planque le bateau, dit Samic.
— C’est déjà fait.
— Vous ne l’avez pas amené ici, au moins ?
— Ta gueule.
Vennerhag quitta le pont et poursuivit sa route en silence. Au bout de deux kilomètres il bifurqua et s’enfonça dans un sous-bois.
Winter se hissa à l’intérieur, sous le regard de Sara. Celle-ci entendit une voiture, dans la rue.
— Si c’est Lars et Bertil, dis-leur que je vais essayer de leur ouvrir la porte de devant dès que je la trouverai.
— Et si tu n’es pas seul ?
— Je serai seul.
Il éprouvait un curieux sentiment de prudence, à moins que ce ne fût de l’inquiétude pour ce qui avait pu arriver à Halders.
Celui-ci n’avait toujours pas donné de ses nouvelles. Il était entré dans cette maison mais n’en était pas ressorti, du moins à ce qu’en savait Sara.
La porte était ouverte, le couloir était sombre et désert, et il n’y avait pas d’autre éclairage qu’un pâle rayon de lumière du jour qui passait sous la porte, à l’autre extrémité. Il alla ouvrir celle-ci et elle lui donna accès à une vaste pièce d’où il pouvait voir la rue, à travers la fenêtre. On cogna à la porte d’entrée. Il alla tourner la clé qui se trouvait dans la serrure et ouvrit. Ringmar, Bergenhem et Sara attendaient à l’extérieur.
— Tout est calme, dit Winter.
— On prend chacun un étage ? suggéra Bergenhem.
Ils se répartirent la tâche. Winter revint sur ses pas pour faire l’essai d’une autre porte.
Il faisait noir comme dans un four, dans cet escalier plutôt raide. Il alluma sa lampe de poche pour voir clair et aboutit dans un étroit couloir menant à une pièce vide. Il vit un chiffon et une sorte de paroi de verre, ainsi qu’une chaîne stéréo. Le cône de sa lampe de poche explora les murs les uns après les autres, soulevant des ombres dans cette pièce qui sentait la sueur et le renfermé. Voire pire, pensa-t-il : la peur.
Il finit par trouver un interrupteur. Il le tourna et dut s’adosser au mur pour soutenir la violence de l’éclairage.
Vennerhag revint en arrière, le soleil dans les yeux, cette fois. À la radio, une femme annonçait l’incroyable : la chaleur allait encore augmenter.
Il avait coupé l’air conditionné afin de sentir la fraîcheur de l’air matinal par la vitre baissée. Il reconnaissait diverses odeurs sans être capable de mettre un nom dessus.
Il réfléchissait à certaines choses. Il était calme, mais la situation était compliquée.
Ha ha.
Ce n’était pas de sa faute. Les choses n’avaient fait qu’empirer, sans qu’il y fût pour quoi que ce soit, pas de cette façon-là, à moins que le silence ne fût en lui-même une erreur. Si, bien sûr. On ne garde pas le silence à propos du genre de choses qu’on connaît. Même si ça n’a rien à voir avec vous. Pas de cette façon-là.
Il descendit les dernières côtes et se dirigea vers le centre en se demandant ce qu’ils allaient faire d’elle. Elle. Samic ne lui avait été d’aucune aide. Samic était dangereux pour tous, bien plus que lui. Lui, ils pourraient l’avoir.
Mieux valait attendre. Il fallait réfléchir. Dormir.
Devant cette paroi de verre, Winter comprit de quoi il s’agissait. Ils allaient en trouver d’autres dans divers endroits de la maison.
Une des réponses se trouvait là : les jeunes filles étaient venues y faire ce qu’on leur demandait, à savoir danser.
Les hommes de Beier n’allaient pas manquer d’ouvrage.
La maison était déserte. Pourquoi ? À cause de Halders ? Sûrement. Il était entré et avait causé la disparition de tous les autres. Tous ? Que signifiait ce mot ?
Où était Halders ?
Winter regarda autour de lui. La poussière révélerait aux hommes de la police scientifique ses secrets en matière de traces, de taches et d’objets.
Il remonta l’escalier et revint dans la pièce principale du rez-de-chaussée, qui faisait aussi fonction de hall, avec des escaliers montant vers les étages.
Ringmar passa la tête en haut de l’un de ceux-ci.
— Viens voir, Erik.
Ringmar l’attendait au sommet de l’escalier. Ils se trouvaient dans un nouveau hall, avec la lumière du jour qui leur parvenait par la porte d’une autre pièce.
C’était un bar, le décor leur était familier. Le mur semblait fait de briques véritables mais, lorsque Winter posa la main dessus, il sentit que c’était du plastique. Il y a avait une table et des chaises, tandis que le mur était décoré de façon étrange.
— Exactement comme sur les photos, dit Ringmar.
— C’est grâce à Sara.
Celle-ci venait d’entrer dans la pièce et put entendre ce qui venait d’être dit.
— Attendez d’avoir retrouvé Halders avant de me remercier, dit-elle. J’aurais dû l’empêcher.
— Empêcher Halders ? s’étonna Ringmar.
Bergenhem se présenta alors sur le seuil.
— J’ai fait le tour complet de la maison et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y a personne.
— Alors, on va coffrer Bielke, dit Winter.
Ils sonnèrent à la porte. La femme de Bielke vint leur ouvrir dans une robe de chambre blanche. Son visage était encore ensommeillé.
Bielke était assis, sans rien dire, sur le siège arrière de la voiture de Winter. Un véhicule radio les suivait. Bielke se retourna une fois.
— Je proteste contre cet abus de pouvoir, dit-il, une fois dans la salle d’audition dépourvue de fenêtre, en compagnie de Winter et de Ringmar.
— Nous avons certaines questions à vous poser, dit Winter.
Bielke donnait l’impression de ne pas écouter.
— Nous avons obtenu certaines informations.
— Je refuse de parler en dehors de la présence de mon avocat, dit Bielke, dont les traits du visage étaient accentués par la dureté de l’éclairage au néon.
Son bronzage était strié de lignes diagonales blanches.
— Comme vous voudrez, répondit Winter en mettant fin à l’audition.
L’avocat de Bielke semblait avoir été bien souvent confronté à cette situation. Il arriva à huit heures du matin, habillé comme pour un dîner en ville. Peut-être s’interrogea-t-il sur les raisons de la fatigue qui se lisait dans les yeux des deux policiers.
Winter, lui, remarqua le manque de confiance en lui que traduisaient les gestes et le regard de cet homme relativement jeune.
C’est Winter qui donna le signal de la deuxième partie de l’interrogatoire :
— J’aimerais obtenir de vous certains éclaircissements à propos de divers événements de la nuit dernière, dit-il.
Bielke attendit la suite.
Winter précisa de quoi il s’agissait.
— Il est impossible de… commença l’avocat.
— Si vous continuez à interférer, c’est la porte.
— Quoi ? s’exclama l’avocat, interloqué.
— Vous perturbez l’audition du témoin. Vous pourrez poser des questions, si vous le désirez, quand je vous le dirai. Si vous le faites avant, je vous mets à la porte.
L’avocat regarda Ringmar qui hocha doucement la tête.
— Ils ont le droit de faire ça ? demanda Bielke en regardant son avocat, puis Winter.
Ce dernier posa une nouvelle question.
Bielke se reposait. Son avocat était parti mais avait promis de revenir.
— Je crois que tu as besoin de dormir, Erik, dit Ringmar.
— C’est vrai.
— Rentre chez toi.
— Je vais dormir ici. Deux heures.
— Trois, corrigea Ringmar. Vas-y doucement. On a le droit de le garder à vue six heures de plus.
— Je veux le faire mettre en examen, dit Winter.
— C’est un euphémisme de dire que Molina ne se contentera pas de ce qu’on lui fournira, objecta Ringmar.
Le procureur Molina en veut toujours plus, pensa Winter.
— Envoie Bergenhem et quelques gars chez lui.
— C’est toi qui en prends la responsabilité ?
— J’en prends la responsabilité.
— Qu’est-ce que tu veux qu’ils cherchent ?
— L’appareil photo d’Angelika.
— Quoi ?
— Une laisse, des ceintures, des appareils photo. Tout ce qui nous permettra de coincer ce salaud.
— Je crois qu’il est malade, dit Ringmar.
— Ça, c’est vraiment le moins qu’on puisse dire, ironisa Winter en regardant Bertil. Dans une heure, Cohen s’occupera de lui et de son avocat, s’il ose revenir.
— Bon.
Cohen était fort expérimenté en matière d’interrogatoire et Winter avait souvent recours à lui quand il ne tenait pas à poser lui-même les questions.
— Il faut qu’on en sache plus sur le sort de Fredrik, dit Winter. J’ai passé le tuyau à Cohen.
— Je ne crois pas que Bielke soit au courant de ce qui s’est passé, dit Ringmar. À mon avis, il n’a pas vu Fredrik dans cette maison.
— Mais Fredrik l’a peut-être vu, lui.